L'Université en crise (26 mai 1968)

edwin-andrade-4V1dC_eoCwg-unsplash.jpgIl y a 15 jours, les manifestations d'étudiants - et la répression qui y répondait - atteignaient leur paroxysme. La presse, la radio, la télévision ont projeté dans le public des images visuelles et sonores d'une violence effarante.
Le public n'a pas compris, parce qu'il n'y était pas préparé. On a pu découvrir à cette occasion que pour bien des gens, les étudiants restent des "fils à papa" oisifs, toujours prêts à organiser des chahuts mémorables.
La réalité est toute autre. L'Université est malade. Elle est malade du malaise économique, social et culturel qui apparaît dans des domaines de plus en plus nombreux. A leur manière, l'ouvrier dans son usine, le paysan sur son tracteur, le commerçant derrière son comptoir...et la ménagère avec son filet à provisions vivent les mêmes problèmes. Et demain ? et l'avenir professionnel de nos enfants, après-demain ? La crise de l'université a fait éclater au grand jour les questions qui intéressent le pays tout entier, c'est-à-dire chacun de nous.

Strasbourg, Palais Universitaire. Une série de meetings sur la Place n'ont pas réussi à défigurer les parterres de fleurs...Même en manifestant, on continuait, semble-t-il, à regarder où l'on mettait les pieds... Tout au haut de la façade, derrière le groupe allégorique bien connu, le drapeau ne flotte plus. En dessous, le marbre proclame toujours sa devise qui, à l'heure qu'il est, paraît d'un autre âge : "Litteris et patriae".
Au balcon enfin, au beau milieu de l'édifice, une modeste pancarte bouleverse les traits austères d'une architecture compassée : "Université Autonome" y lit-on, en gros caractères improvisés. Que se passe-t-il à l'intérieur des murs ? 

À la faculté de théologie

À la faculté de théologie protestante, on n'est pas en retard, tant s'en faut. Favorisée par son nombre d'étudiants relativement restreint, elle constitue un milieu d'expérience intéressant pour la nouvelle forme d'échange : le "teach in". De quoi s'agit-il ? Étudiants, étudiantes, professeurs, assistants, doyen, maîtres-assistants - tout ce petit monde s'est installé pêle-mêle. Tables, chaînes, escaliers et tribunes sont envahis ; on entre et on sort constamment. On parle sans arrêt. On est très peu souvent d'accord. Mais on est poli. Il n'y a aucun président de séance, et pourtant on fait de son mieux pour ne couper la parole à personne. Les opinions, même violentes, s'expriment avec une certaine prudence : tout le monde est plus ou moins conscient de l'extraordinaire fragilité du terrain sur lequel on se meut. La moindre imprudence risque d'être fatale à cet être encore informe qui vient de naître : l'Université Nouvelle. Et pourtant, la maison est pleine de courants d'air. Les portes sont intactes et il n'y a pas un carreau cassé. Mais il n'y a, dans la foule, personne pour fermer portes et fenêtres. 

Que veut-on ? 

Ces jours-ci, un professeur - essayant  de mettre un peu d'ordre dans ses pensées et dans celles des autres - disait entre autre : "  De quoi s'agit-il ? Les revendications des étudiants sont basées sur une critique de l'Université actuelle. Cette dernière dispense une culture sans donner de formation professionnelle véritable. Elle dispense cette culture de manière "autoritaire". De ce fait, elle étouffe plus qu'elle ne stimule la participation individuelle active. 
Jusqu'à présent l'Université livrait un savoir, au nom d'une objectivité "scientifique", sans pour autant s'attacher à en définir le sens. Le mouvement actuel tend à faire de l'étudiant un coproducteur de connaissances au lieu de le cantonner au niveau du simple consommateur. Mais cela conduit évidemment, au-delà de l'Université, à une critique globale de l'ordre économique et social actuel. Le mouvement de ces derniers jours exprime une prise de conscience quasi générale : l'Université, aussi bien que la Société tout entière sont "aliénantes" pour l'homme, c'est-à-dire que l'homme y perd sa qualité d'homme. Ce mouvement porte en soi un grand espoir. Pourvu qu'il ne soit pas déçu !

Après la bataille 

À Strasbourg, comme ailleurs, les étudiants sont maîtres des lieux. Les professeurs ont voix au chapitre dans la mesure où ils sont prêts à partager le pouvoir avec les étudiants. Le texte suivant, daté du 15 mai est significatif à cet égard : "Les étudiants ont créé dans l'Université française une situation révolutionnaire. Les étudiants de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Strasbourg sont décidés à appuyer sans équivoque la volonté qui se dégage peu à peu du mouvement étudiants pour construire sur des bases nouvelles la communauté des enseignants et des étudiants.
Ils affirment que l'Université autonome ne saurait être coupée de la nation, mais que cette lutte pour la révolution universitaire ne doit pas être confondue avec la lutte politique qui est l'affaire non seulement des étudiants, mais de tous les citoyens. Sur la base ainsi définie, le mouvement étudiant peut être assuré du soutien le plus énergique de la part des enseignants." Certes, des affirmations de ce genre ne font pas l'unanimité parmi les professeurs. Une minorité y reste opposée, pour des raisons diverses d'ailleurs. Mais les étudiants, eux non plus, ne sont pas unanimes. 

La grande peur

Comme leurs maîtres, l'immense majorité des étudiants sont favorables au bouleversement qui vient de se produire, car il éveille en eux de grandes espérances. Mais certains posent des questions politiques : ils se situent aussi bien à l'extrême droite qu'à l'extrême gauche. La spontanéité du mouvement actuel, son côté "anarchique" n'est évidemment pas sans problème.
La grande masse, à la fois docile, superficiellement enthousiaste et passablement disciplinée, commence à ce demander où l'on va de la sorte. C'est une des "grandes peurs" des "durs" : les troupes ne vont-elles pas "mollir", se laisser engluer dans les discussions concernant les délais et les modalités des examens, les garanties, etc. ? Il est vrai que, dès maintenant, lorsque l'on traverse certains amphithéâtres bourrés de monde où l'on ergote sur tel ou tel détail, on peut se demander si ces craintes ne sont pas justifiées. 
L'autre "grande peur" est celle de se faire "récupérer". On a peur de se faire "avoir" par la bande. Par qui ? Par tout le monde : le gouvernement, les profs, les syndicats, les partis. En fait, aux yeux des "durs", toutes ces institutions, mais lorsqu'elles s'intitulent "révolutionnaires", participent trop aux "structures sociales dépassées" pour garder quelque valeur que ce soit. 

Provisoire sagesse ? 

"Ce n'est pas en bloquant les institutions qui fonctionnent encore que l'on fera avancer les choses." C'est une phrase qu'un doyen plein de bonne volonté jette dans le débat. Est-on encore en état d'écouter cette provisoire sagesse ? Les porte-paroles étudiants ne veulent pas fixer trop tôt ce qui est encore incertain en procédant par exemple à des élections. On veut s'en tenir à la "démocratie directe". Mais on ne veut pas pour autant laisser survivre les derniers vestiges du système détrôné. Tout ceci se comprend fort bien. 
Mais ces mêmes leaders se trouveront, tôt ou tard, affrontés à un certain nombre de problèmes pratiques qu'il faudra bien résoudre : finances, entretien des immeubles, fonctionnement des labos, direction du personnel. Il y a jusqu'à ce stupide détail du central téléphonique dont il faut bien assurer la marche...

En attendant les grandes options, il faut assurer le quotidien du pain universitaire. Et, pour les options comme pour le quotidien, l'Université Nouvelle devra bien se donner des chefs. 

Peut-on dire ici, en toute modestie, que l'on préfèrerait les savoir républicains plutôt que fascistes ou délirants ? Pour ma part d'ailleurs, je crois que la santé de la jeunesse prédomine déjà. 

J.-P. Haas

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