La tragédie ukrainienne vient-elle démentir les convictions des pacifistes chrétiens, comme un rude retour au principe de réalité ? Rien n’est moins sûr.
Il convient tout d’abord de s’accorder sur les termes. Le qualificatif de pacifiste n’est plus guère revendiqué par grand monde. Mieux vaut parler des artisans de la non-violence évangélique. La non-violence d’inspiration chrétienne ne consiste pas à réclamer la paix à tout prix, mais à relier étroitement paix et justice (qui « s’embrassent », selon le Psaume 85) et à désamorcer les germes de violence en nous, autour de nous, dans nos modes de vie et dans nos choix politiques. Et en ce sens, la guerre en Ukraine vient plutôt confirmer les choix des non-violents chrétiens.
Cela fait des décennies qu’ils s’engagent pour multiplier les relations d’accueil, de bienveillance et de coopération entre les différents peuples européens, entre Russes et Ukrainiens, entre ressortissants des pays de l’est et de l’ouest du continent. Ils s’investissent notamment au niveau des rapports entre Églises, pour appeler leurs responsables à la fidélité à l’Évangile de paix et à l’enseignement d’amour du Christ (qui nous donne « sa paix », selon Jean 14, verset 27).
Mais la non-violence évangélique conduit aussi à un engagement proprement politique : dénoncer les ventes d’armes de la France (dont la Russie a bénéficié jusqu’en 2020 !) ; exiger la signature par tous les États du Traité d’interdiction des armes nucléaires (le TIAN a été voté à l’ONU en 2017 et est entré en vigueur en 2021, mais sans la signature des puissances nucléaires…) ; travailler à la démilitarisation et à la dénucléarisation progressives de l’Europe ; plaider en faveur d’un mode de vie fondé sur la sobriété, qui réduise la dépendance économique et énergétique de notre pays à l’égard de l’étranger, notamment à l’égard de puissances tyranniques ; engager résolument une sortie de l’énergie nucléaire à l’échelle mondiale, au lieu de continuer à vivre assis sur des dizaines de volcans, talons d’Achille de nos démocraties en cas d’accident, d’attentat ou de guerre.
Prévenir, dialoguer et soutenir
Imaginons que notre pays ait consacré autant de moyens financiers, matériels, humains, en créativité et en volonté politique à la cause de la paix qu’à la défense nationale : qu’un grand ministère ait été chargé de s’engager sans relâche dans des initiatives de coopération, de détente internationale, d’éducation à la paix, de formation à la médiation et à la transformation non-violente des conflits, de relations d’amitié et de reconnaissance mutuelle entre les peuples. C’est ce que préconisent depuis fort longtemps les militants pour la non-violence évangélique.
En d’autres termes, l’engagement pour la paix par la non-violence, au nom de l’Évangile, travaille en amont des guerres : pour assécher les facteurs de conflit, pour prévenir l’engrenage de la violence, pour multiplier les occasions de dialogue et d’entente. C’est à la fois sa force et sa faiblesse de s’intéresser et de s’investir sur le temps long. La violence militaire entretient un autre rapport, plus immédiat, à la temporalité. Une fois que la guerre est déclarée, c’est qu’on l’a rendue quasiment nécessaire, par nos compromissions avec un ordre mondial injuste, par notre complaisance envers l’industrie d’armement, au moins par notre passivité.
Que peut-on faire alors ? Porter secours aux victimes, accueillir sans retenue les exilés, soutenir puissamment les mouvements de résistance en Russie contre la guerre, maintenir l’effort en faveur de solutions diplomatiques… Tout cela est encore possible. Et prier, prier toujours. Prier pour ne pas céder à la panique, à l’angoisse collective ou à la résignation. Prier aussi parce que bien des choses se jouent à un niveau que nous ne percevons pas. Prier enfin parce que, même si l’espoir est perdu, reste toujours l’espérance.
Frédéric Rognon
Professeur de philosophie à la Faculté
de théologie protestante de l’Université
de Strasbourg