Les débats publics aident-ils encore à se forger une opinion?

Les débats sont bien difficiles pour les débatteurs comme pour leur auditoire. Le nouveau pluralisme en redessine les enjeux.

Les derniers mois de campagnes électorales nous ont assommés de débats cacophoniques, d’argumentaires souvent inaudibles, proférés les uns au-dessus des autres. Mauvaise foi, interruption de paroles, surenchère de caricatures… Difficile pour le public de se faire une opinion éclairée, tant il fallait un gagnant. Qu’est-ce que ces débats polémiques, dont l’enjeu semble être de « tuer symboliquement l’adversaire » comme les caractérise Charles Hadji, ont encore à voir avec les premiers débats publics portés sur la littérature et la politique que Jürgen Habermas observait au XIXe siècle dans les salons bourgeois européens ? Le philosophe qualifiait alors cette activité sociale d’« usage public de la raison ». Si de tels dialogues en public ne visent pas la vérité - puisqu’il n’y a pas de vérité ni en littérature ni en politique -, ils permettent aux participants comme à l’assistance d’affuter leurs positions autant que de les infléchir. Écoute réciproque, étayage, contradiction… La rencontre avec l’altérité aiguise les raisonnements, permet d’y intégrer de nouveaux points de vue et d’affirmer le sien. Un tel débat demande à chacun bonne foi, respect de l’autre et humilité.
Sans aller chercher jusqu’aux rustres débats télévisés, les rapports de forces se trouvent pourtant au cœur de bien d’autres espaces de débats publics. Le risque y est toujours présent de voir l’intimidation l’emporter sur le raisonnement construit ensemble. D’abord parce que les participants interviennent rarement à égalité. Sur bien des scènes, par exemple celles des débats citoyens, la maîtrise des règles du débat et surtout l’aisance à prendre la parole favorisent les uns et mettent en retrait les autres. Ailleurs, la parole d’un témoin sera discréditée, trop isolée dans un parterre d’experts. Ce tri tacite entre ceux à qui il manquerait les codes légitimes pour se faire entendre et ceux qui en auraient toute aisance aurait-il fait son temps ? Nous observons désormais l’arrivée sur les scènes grand public de débatteurs forts d’autres codes. Portée par Internet et les réseaux sociaux, la liberté d’expression n’est plus réservée à des groupes dominants, elle est partagée. Des milieux autrefois marginalisés qui font irruption dans les arènes grand public ont développé leurs propres cultures du débat. Le pluralisme s’est étoffé.

Choc existentiel

L’entre-soi des salons mondains du XIXe siècle préservaient ses débats, même passionnés, de bien des dissonances puisque les arguments s’y échangeaient sur la base non seulement de codes, mais aussi de visions du monde communes à un milieu culturel et social. Mettre en mots un désaccord demande d’être accordés sur un tel cadre commun. Il sera plus constructif de débattre des enjeux environnementaux si l’on s’entend sur la réalité du changement climatique. Les positions différentes qui émergent à l’intérieur de ce cadre relèvent d’un pluralisme que chacun a des chances d’apprivoiser. Aujourd’hui, le référentiel commun semble avoir laissé place à une multitude de normes. Les raisonnements qui se construisent dans autant de nouveaux espaces de débats semblent confiner au cloisonnement des idées. D’aucun dira au sectarisme. Mais d’autres, visibles d’un large public, les font s’entrechoquer et les laissent paraître irréconciliables : les enjeux du débat s’y révèlent alors existentiels, appelant des réflexes de violence. On refuse tout échange ou l’on veut tuer symboliquement son contradicteur. L’autre devient irrationnel, inhumain, mauvais, une menace. Alors que faire du conflit qui s’impose aujourd’hui avec ou sans débat ? L’espoir est-il perdu de s’accorder ? Cette dislocation n’est-elle pas d’abord le symptôme d’une société sommée de se réinventer et de redéfinir son avenir ? Inventera-t-on de nouveaux espaces de débats accessibles au pluralisme contemporain, garants bien sûr du respect de la vérité et des limites de la liberté d’expression ? Tolèrera-t-on, aussi, de nouveaux entre-soi, ferments de nouvelles pièces à porter au débat ?

Claire Gandanger

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